L’éducation à l’émergence et la régénération des énergies créatrices en République Démocratique du Congo

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Date de publication
octobre-2015

L’éducation à l’émergence et la régénération des énergies créatrices en République Démocratique du Congo
Kä Mana

Disons-le d’emblée : il faut considérer actuellement l’idée d’émergence comme l’une des plus puissantes qui devront guider la société congolaise. Plus que toute autre idée dont notre pays s’est enchanté ces dernières années, elle comporte un potentiel de créativité qui devrait interpeller chaque Congolaise et chaque Congolais sur sa capacité à porter le destin du pays et à prendre des initiatives à partir desquelles l’image de notre nation dans le monde peut complètement changer de manière positive et profonde. Si l’on considère qu’il s’agit à la fois d’un impératif individuel qui fait prendre conscience de l’exigence de sortir d’une situation désastreuse pour créer un nouveau champ de possibilités de vie, et d’un impératif d’action communautaire pour agir ensemble comme peuple appelé à bâtir sa nouvelle destinée dans le monde, les leviers sur lesquels on devra appuyer pour faire émerger le Congo de son état actuel au statut de grand pays africain sont de deux ordres.
Le premier ordre concerne l’irruption des créateurs de l’émergence dans la bataille des idées sur le Congo dont nous avons besoin.
La deuxième porte sur les dynamiques collectives que ces idées devraient contribuer à libérer pour une éducation pensée, organisée, rêvée et construite en vue d’une nouvelle société.

Les créateurs de l’émergence, une force constructive
Dans l’histoire du Congo indépendant, les moments les plus fertiles où notre pays a imposé sa présence dans le monde ont été les moments où les débats d’idées ont ardemment chauffé les esprits dans des confrontations des forces intellectuelles et politiques qui voulaient changer la nation. Ces débats se focalisaient sur des combats autour des personnalités de premier plan et de première grandeur, qui incarnaient des visions du pays où une grande partie de la société se reconnaissait et était prête à se lancer dans les batailles pour le changement. Les idées guidaient notre monde en ce temps-là et on en sentait la verve créatrice partout au Congo, comme si la pensée était devenue une exigence nourricière qui alimentait de sa sève une certaine idée de notre nation.
Il y a lieu d’évoquer avant tout l’idée de l’indépendance et la fougue qu’elle déclencha vers les années 1956-1960. A cette période, les penseurs du Manifeste de la Conscience africaine offrirent à notre société une vision d’elle-même où les relations avec les colonisateurs devaient s’inscrire dans un humanisme fraternel assumé par des Congolais responsables de leur destin et des Belges conscients des mutations en cours pour sortir de la situation coloniale. Joseph Ngalula, Albert Malula et Joseph Ileo étaient des noms qui brillaient au ciel de ces idées. Face à eux s’élevaient d’autres idées, celles de l’indépendance immédiate dont Joseph Kasa-Vubu, puis Patrice Emery Lumumba, devinrent très vite des hérauts indomptables. Ces personnalités embrasaient la société et donnaient du Congo l’image d’une société qui sortait de la soumission au système des colons pour entrer dans un nouvel horizon de sens de sa vie comme peuple indépendant. Il y avait là une fureur d’indépendance dont la nation a gardé la mémoire depuis le 3O juin 1960, ce jour où le Congo solennisa son destin dans les trois discours historiques que les nouvelles générations écoutent encore et apprennent avec ferveur comme trois visions en compétition pour l’invention du Congo : le discours du Roi Baudouin de Belgique, le discours du Président Joseph Kasa-Vubu et le discours du premier Ministre Patrice Emery Lumumba.
Un autre moment fort de l’histoire du Congo, c’est l’affrontement entre le Président Joseph-Désiré Mobutu et le Cardinal Joseph-Albert Malula autour de l’idée de l’authenticité dans les années 1971-1974. Ce fut une ébullition intellectuelle et politique gigantesque, dont l’enjeu était la vision du Congo comme société face à son destin dans l’histoire. Mobutu se livrait à une mise en scène glorieuse d’un pouvoir qui revendiquait les valeurs du passé africain comme ferment pour un être congolais nouveau, sans âme d’emprunt, sans langage d’emprunt, sans visage d’emprunt, sans structure mentale d’emprunt. Un être libre, digne et responsable, pour tout dire. Malula avait vite senti dans ces idées le piège d’un passéisme éthéré et d’une farce dictatoriale pour une politique sans consistance. Il n’était pas contre l’authenticité comme idée et comme projet, lui le héraut du christianisme africain dans un Congo libre et prospère. Il voulait une authenticité d’ouverture au présent et à l’avenir, sur les bases des valeurs d’une humanité africaine non manipulée par des politiques sans éthique de l’humain. Dans l’affrontement entre Mobutu et Malula émergeait un Congo de la grandeur dont l’image s’épanouissait partout dans le monde. Cette grandeur se ressentait dans le regard que chaque Congolais portait sur lui-même et sur son pays : une certaine force de confiance en soi et de foi dans l’avenir de la nation, quel que fût le camp dont on se réclamait, celui de Mobutu ou celui de Malula.
A la même période, dans le monde du haut savoir, deux autres baobabs de l’intelligence s’affrontaient : Valentin Yves Mudimbe et Georges Ngal, au sein de l’université de Lubumbashi. L’enjeu du débat, c’était le viol du discours africain par l’Occident. Mudimbe incarnait une modernité africaine qui comprenait que l’Occident n’était plus en dehors de l’Afrique, mais au cœur même de chaque Africain. Il pensait que vouloir se débarrasser de « l’odeur » de ce « père » pour un discours africain propre, sans se demandait ce que cela coûte à l’homme africain de se couper de l’Occident était une illusion, un leurre au bout duquel on retrouverait l’Occident, « immobile et ailleurs ». Il fallait un nouveau discours africain, mais sas naïveté sur le sens réel des ruptures à faire. A cela, Ngal répondait par une critique acerbe d’une certaine classe intellectuelle qui jouait à être une espèce de caniche du savoir occidental sans comprendre que la liberté ne se négocie pas dans la soumission. Le monde congolais de l’intelligence devait prendre position entre ces visions du discours et du savoir africains, même si aujourd’hui, on se rend compte que la contradiction entre les protagonistes était spécieuse et jouait plus sur des « ego » émotifs que sur des enjeux de profondeur. Le plus important à cette époque, c’était le débat lui-même et l’image de l’intelligentsia congolaise qu’il répandait dans le monde. On voyait émerger un grand pays de l’intelligence, dans la production d’œuvres littéraires et philosophiques qui sont encore aujourd’hui parmi les plus riches dans l’Afrique contemporaine.
C’est à la période de la Conférence nationale souveraine, au début des années 1990, que les enjeux concrets de toutes les batailles intellectuelles antérieures se dévoilèrent vraiment. La dictature de Mobutu affrontait la crème la plus fine de l’intelligence politique du Congo, dont l’élan de changement avait pris le visage d’un homme : Etienne Tshisekedi wa Mulumba. Les Grecs anciens auraient appelé ce combat : la gigantomachie, la bataille des Titans entre les puissances nocturnes déchainées dans la dictature féroce et les forces glorieuses de la liberté de tout un peuple. Le pays avait souffert longtemps sous le joug de la dictature, il était devenu un chaos et il pataugeait dans les misères de toutes sortes. On sentait cependant dans les débats de la Conférence nationale qu’un autre ordre de vie prenait naissance. Quelque chose d’autre était en train d’émerger sous forme d’une volonté d’un destin rayonnant.
Que s’est-il réellement passé dans ces grands moments du débat d’idées au Congo ? Avec la distance que le temps permet de prendre, on peut dire aujourd’hui ceci : le Congo a été pris dans le souffle nouveau où les créateurs d’idées ont enfanté, en pensée et en utopie, un pays que l’on qualifierait aujourd’hui d’émergent, même si les espoirs de tous ces débats n’ont pas dépassé la promesse des fleurs. On a senti vibrer un Congo qui se mesurait par son intelligence à l’ordre du monde. Un Congo qui voulait s’enfanter en enfantant un autre monde possible, hors des ornières de l’enfermement sur soi et de la soumission à l’ordre néocolonial. Sur notre territoire grondaient des idées fortes et dans ces idées bourgeonnaient de grands espoirs et de nouvelles espérances. C’étaient des moments où les créateurs d’idées avaient confiance dans l’intelligence et dans la réflexion.
Aujourd’hui, au moment où l’idée d’émergence éclot de nouveau au Congo, il est important de replonger dans notre mémoire des débats congolais et dans l’énergie de nos créateurs d’idées pour nous demander pourquoi tous ces débats n’ont pas concrètement accouché d’un Congo émergent qui fut pourtant leur enjeu de fond ? On doit aussi chercher à savoir ce qu’il convient de faire pour que les résultats de nos quêtes d’émergence soient à la hauteur de nos ambitions et de nos attentes.

Ce que nous avons appris de nos débats
L’analyse de ce qui a été au cœur des débats congolais depuis l’indépendance nous a ouvert les yeux sur la portée réelle de ce que l’on appelle maintenant l’émergence : le sens le plus profond de toute notre volonté congolaise de transformation radicale pour notre espace de vie. Il s’agit d’une dynamique qui, d’une manière ou d’une autre, rejoint les quêtes fondamentales de tous les peuples qui ont subi le rouleau compresseur du colonialisme et subissent encore le joug des pouvoirs autoritaires. Pour accéder au statut de nations modernes et créatrices de bonheur pour leurs citoyens, tous ces peuples ont lutté contre les forces d’un triple ordre que le théologien congolais oscar Bimwenyi-Kweshi a ainsi caractérisé :
- L’ordre de la déshumanisation : celui qui dénie la valeur d’humanité à des personnes et à des groupes humains en vue de les soumettre à un régime d’asservissement total.
- L’ordre de la réification : celui qui transforme les êtres humains en objets et leur enlève toute valeur de vie.
- L’ordre de la néantisation : la réduction de l’être à rien, dans un travail d’écrasement de toutes les forces qui font de l’homme un être debout et digne de vivre.
Quand nous parlons d’émergence, c’est au niveau fondamental de l’action contre ces trois ordres qu’il faut situer les batailles à mener. Tous nos débats congolais depuis les années de notre indépendance disent cela. Nous devons aujourd’hui le redire aux générations montantes.
Si l’on se situe à ce niveau de fond, on devra orienter le processus d’émergence vers des enjeux dont la configuration a été définie par des penseurs qui ont mis la transformation sociale au cœur de leur recherche dans le monde d’aujourd’hui. Je pense à des hommes comme Paulo Freire en Amérique latine, Saül Alinski aux Etats-Unis ou Michel Séguier en France. Toutes leurs réflexions mettent en lumière des batailles essentielles à mener. Notamment :
- La bataille contre les aliénations culturelles, en vue d’affirmer l’Homme congolais comme un être de liberté et la société congolaise comme une société de responsabilité.
- La bataille contre les dominations politiques, qu’il s’agisse des dominations inhérentes au système colonial et néocolonial ou des dominations construites à l’intérieur de nos propres sociétés par des références aux atavismes traditionnels pseudo authentiques.
- La bataille contre les exploitations économiques dont le système néolibéral de la mondialisation actuelle constitue un étau autour de nos cous.
Dans la mesure où les aliénations culturelles, les dominations politiques et les exploitations économiques sont le cœur de ce contre quoi tout peuple aspire à construire sa destinée, on ne peut lutter contre elles qu’en construisant une conscience mobilisatrice pour le changement, des alternatives crédibles autour des initiatives politiques, économiques et culturelles ainsi qu’un pouvoir d’actions collectives émancipatrices, selon le vocabulaire de Michel Séguier.
L’émergence doit être pensée et organisée fondamentalement selon cette perspective, avant qu’elle ne soit exaltée comme visage des infrastructures modernes qu’affichent devant le monde les pays dits émergents. Il s’agit d’un esprit, d’une vision, d’un projet de monde porté par un certain imaginaire qui conduit à la construction des pays comme les Brics, les dragons asiatiques ou même les vieilles démocraties d’Europe ou d’Amérique.

Un problème d’éducation à la transformation sociale
On comprend que la réussite de toute émergence dépend de la force des idées incarnées par des hommes, par des créateurs de visions qui diffusent partout dans la société une éducation solide à la transformation sociale, à travers des espaces d’engagement à la construction d’une nouvelle personnalité individuelle et collective. Sans les lieux de pensée, de réflexion et de mobilisation autour des actions émancipatrices dans un imaginaire de créativité, il n’y a pas de vraie émergence en termes de changements fondamentaux. Il faut des « think tanks », des académies de science et de pensée, des cercles et de clubs éducatifs ainsi que de lobbies pour l’action de changement en vue de booster toute la société et la mettre sur la voie de l’émergence. C’est une question d’ébullition des rêves et d’exaltation des utopies pour aboutir à des rationalités nouvelles de créativité, d’inventivité et d’innovation au coeur de l’action.
Au Congo, nous avons aujourd’hui besoin d’orienter tout notre système éducatif dans ce sens, si nous voulons que l’émergence devienne une réalité vécue ici et maintenant, à la fois dans la volonté de construire un grand pays et dans les actions collectives pour nous imposer comme un pays de grande destinée dans le monde.

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