Dimensions de l’émergence
Réussir au-delà de l’ordre mondial actuel
Kä Mana
Quand on parle d’émergence en République Démocratique du Congo, on a les yeux tournés vers certains pays dont les performances économiques impressionnent du point de vue de ce que l’ordre capitaliste régnant impose comme vision du développement pour les nations. On admire les dragons asiatiques comme la Corée du Sud ou Singapour et on rêve de voir le Congo devenir comme ces pays. On entre alors dans la vieille idée du développement comme rattrapage des nations déjà développées, comme imitation de leur vision du monde et comme reproduction de leurs stratégies de réussite. Plus récemment, on a pris l’habitude de prendre pour modèle le groupe des BRICS. Le rêve est devenu alors de s’inscrire dans la dynamique de la Chine, de la Russie, du Brésil ou de l’Inde, pays dont on se plaît à vanter la vitesse de développement dans l’ordre capitaliste et l’instinct d’ogre économique qui fait peur aux vieux pays de démocratie comme les Etats-Unis, le Canada et l’Europe occidentale. L’émergence à ce niveau, c’est une fois de plus de copier un modèle existant et de se faire juger soi-même à l’aune de ce modèle, comme si le groupe BRICS était devenu le paramètre absolu pour un pays comme la République Démocratique du Congo dans sa quête d’émergence.
Une paresse de l’intelligence
Cette perception des choses est compréhensible, compte tenu de l’image d’arriération que notre pays donne au monde au bout de plus de cinquante ans d’indépendance. Ni au plan économique, ni au plan politique, ni au plan culturel, rien ne procure le sentiment que nous sommes dans le même monde que les dragons asiatiques, le groupe BRICS ou les vieilles démocraties d’Europe occidentale et d’Amérique. Nous sommes confrontés à des problèmes auxquels ces pays ont déjà trouvé les voies de solution ou sont en train de le faire : la lutte contre la misère endémique, l’exigence de construire des institutions politiques crédibles et fiables, le développement de la confiance des populations en leurs dirigeants et la construction d’une culture du combat pour le développement en vue d’un avenir fertile. Faute d’avoir trouvé la voie pour résoudre ces problèmes chez nous, nous nageons au Congo dans un désir mimétique d’un type spécifique : au lieu de devenir nous-mêmes capables de faire ce que les autres ont fait et réussi, nous attendons que ce soit les autres qui viennent réaliser chez nous ce qu’ils ont réussi chez eux. On veut que la Chine finance et construise nos infrastructures de base. On se confie aux USA pour qu’ils conduisent nos politiques économiques sous la houlette de la Banque Mondiale ou du FMI. On se tourne vers l’Europe pour qu’elle guide nos dirigeants en leur ouvrant la voie d’une vision de la modernité qu’elle jugerait conforme à ce qui nous est utile. Toutes ces attentes constituent notre vision de l’émergence aujourd’hui et nous ne nous interrogeons pas sur la fécondité d’une telle vision dans un ordre néolibéral centré sur les intérêts compétitifs et les batailles d’hégémonie que se livrent les Grandes Puissances. L’émergence pour nous n’est pas vue à partir de nous-mêmes, mais conformément à ce que les nations riches veulent pour nous. Il n’y a alors ni réflexion profonde sur nos besoins, sur nos intérêts et sur nos moyens pour construire notre pays ; ni vision politique et économique solide pour mobiliser nos forces d’action et de transformation sociale ; ni volonté visible de tout notre peuple comme souffle d’énergie pour nous construire une destiné qui compte dans le monde. On prend l’émergence comme slogan et incantation que l’on chante pendant une saison pour l’oublier vite et trouver, tout aussi vite, d’autres slogans et d’autres incantations pour les saisons suivantes.
Dimensions d’émergence dans les pays qui fascinent le Congo
Il s’agit là d’un aveuglement sur les dynamiques et les orientations qui ont structuré l’émergence des pays dont nous admirons les performances en RDC.
On ne voit pas que ces pays ont d’abord « travaillé » leur propre mental, leur propre imaginaire et leur propre volonté de vaincre et de réussir. Tous les dragons asiatiques et tous les pays du groupe BRICS ont eu à lutter contre eux-mêmes dans leurs faiblesses et leurs pathologies afin de s’inscrire dans une perspective de maîtrise des souffles de l’émergence à partir de leurs propres forces d’intériorité créatrice. La Corée a lancé sur son territoire une politique de modernisation à partir de nouveaux villages pour le développement, en misant sur une éducation compétitive ouverte sur le monde, sans attendre que l’extérieur fasse le travail de modernisation à sa place. La Chine a travaillé l’imaginaire chinois pour se construire de l’intérieur comme une nation comptant sur ses atouts humains et géostratégiques. La Russie a décidé de relancer sa puissance sur un nouveau rêve de grandeur mondiale face à l’OTAN. Toutes les politiques de ces pays ont été des politiques de foi dans leurs forces créatrices pour entrer dans la bataille du développement, grâce à des stratégies pensées et concrètement mises en œuvre.
L’émergence n’a donc pas été seulement une mobilisation de l’imaginaire pour un autre destin, mais une construction cohérente des stratégies de combat. Pensons ici à la stratégie chinoise de Deng Xiaoping : « Observer froidement, gérer les choses calmement, sécuriser ses positions, dissimuler ses capacités, attendre son heure, faire les choses là où c’est possible. » Pensons aussi à la stratégie coréenne caractérisée par Samsung : innover, innover, innover et s’organiser efficacement et rationnellement pour gagner des marchés à l’échelle mondiale. Pensons enfin à la stratégie de l’Inde : choisir un domaine de pointe comme l’informatique et y investir les énergies créatrices afin de former les meilleurs cerveaux du monde.
Dans ses stratégies, on s’étudie soi-même, on saisit ses forces et on se lance dans la bataille en se confrontant aux autres que l’on cherche à connaître aussi profondément que l’on se connaît soi-même. On devient ainsi une force et on se confronte aux autres forces du monde en ayant foi en soi-même et en son propre pouvoir d’action et d’invention. L’émergence se construit ainsi comme une dynamique stratégique et non comme une incantation lyrique.
En tant que telle, elle s’appuie sur des institutions solides : une certaine dynamique sociale dont les valeurs de base sont celles d’une organisation et d’une mobilisations des forces vives de la nation au service des intérêts et des rêves dont l’idée d’émergence n’est qu’une expression visible. C’est-à-dire l’expression du pouvoir concret de réaliser des exploits dans tous les domaines qui comptent pour l’avenir. Notamment : le développement économique, le pragmatisme politique, la culture d’invention et d’innovation, la puissance militaire et l’hégémonie géostratégique. Quand un peuple se moule dans un tel sens concret d’affirmation de soi, il émerge comme puissance et s’élève vers son épanouissement en matière de développement.
Et il fait tout pour le faire savoir, dans une opération de médiatisation de lui-même destinée à séduire et à impressionner le monde, dans une mise en scène que les nations riches et puissantes apprennent à intégrer comme mode d’être et style de vie à leur personnalité. Les Etats-Unis ont développé l’art de la mise en scène de la démocratie par les élections où sont exaltées leurs valeurs de liberté et de prospérité. La Russie a sa propre mise en scène de la puissance, dans un art consommé de rouler les mécaniques et de déployer de machineries pour intimider et faire peur. La Chine veille à se faire respecter par son flegme et sa force tranquille diffusés partout dans une volonté de devenir vite la première puissance mondiale.
On peut donc dire que l’idée d’émergence se diffuse dans des harmoniques fertiles de construction d’un imaginaire grandiose de foi en soi, d’une configuration d’efficacité stratégique concrète, d’une structuration d’institutions solides et d’une énergétique de mise en scène de soi comme puissance et force d’avenir.
Plus loin dans la construction d’une civilisation du bonheur
Toutes ces dimensions de l’émergence, le Congo ne les développe pas encore, n’en comprend pas encore l’importance et ne sait même pas les imiter correctement à partir de ses propres énergies intérieures. Pour sortir de notre enfermement dans des slogans vides et les incantations stériles sur une pseudo-émergence du Congo, il y a un devoir de faire comprendre partout dans notre pays que nous avons comme Congolais l’impératif d’engager concrètement des vraies dynamiques d’émergence ici et maintenant. A savoir :
– Créer un imaginaire d’émergence. Cela signifie libérer un discours national de mobilisation des esprits autour de ce que le Congo doit devenir dans le monde, à partir de la volonté des dirigeants et des populations de se penser comme puissance non pas en nous tournant vers l’extérieur, mais en promouvant une conscience forte de notre foi en nous-mêmes. Il s’agit d’une orientation de l’esprit qui s’impose quand le peuple cesse de croire qu’il est un objet entre les mains des autres et qu’il devient sujet de sa propre histoire, de son propre destin. Les Congolais ont encore à être éduqués en ce sens, à temps et à contretemps. C’est un important défi d’émergence aujourd’hui.
– Imaginer des stratégies concrètes pour émerger. Cela signifie, dans tous les domaines et à toutes les échelles de la vie nationale, déployer des politiques centrées sur nos intérêts, sur nos quêtes fondamentales, sur nos valeurs de grandeur et de respect de nous-mêmes et sur de nouvelles rationalités qui innovent en toute chose en vue du développement de notre pays et du bonheur de chaque citoyen. Il s’agit de vivre et d’agir de telle manière que la volonté d’émergence soit la ligne directrice et le point de nos décisions et de nos choix vitaux. Toujours et partout.
– Construire des institutions d’émergence. Nos institutions au Congo ne sont pas encore des institutions d’émergence. Tout le monde connaît les pathologies de notre Etat, de notre leadership politique, de nos structures de gouvernance, de nos lieux d’éducation, de nos systèmes juridiques, de nos dynamiques économiques et de nos espaces de rêve. Tout le monde connait la voracité qui gangrène nos relations à la sphère du bien public et du bien commun. Personne n’ignore qu’il faut repenser tout notre destin en refondant les bases de nos institutions et en réorientant radicalement le sens de notre existence commun par la construction d’un nouvel être congolais capable d’avoir foi dans les institutions de son pays. Malheureusement, rien n’est entrepris pour que cette refondation se fasse. Le temps d’engager le Congo à changer de cap institutionnel est arrivé. C’est un choix d’émergence qu’il faut faire. Ici et maintenant.
– Faire rayonner le souffle congolais de l’émergence. Nous voulons dire par là qu’il faut transformer l’image du Congo et des Congolais dans le monde, en offrant au monde entier la figure fascinante d’un pays émergent dans ses forces créatrices, qui diffuse son esprit vital de manière forte et visible, dans un discours crédible tenu par des hommes et des femmes crédibles : les Nouveaux Congolais, justement.
Au-delà de l’ordre mondial actuel
Avec une telle philosophie de l’émergence, l’impératif ne sera pas de se conformer au monde dans son esprit actuel d’une civilisation du développement compétitif et des hégémonies meurtrières, mais de transformer la modernité violente et meurtrière en une civilisation conviviale et une culture de l’espérance : sortir du néolibéralisme pour faire de l’émergence un nouveau rêve du monde. Le rêve d’une civilisation de l’empathie, pour parler comme Jeremy Rifkin, d’une culture de l’altruisme, pour parler comme Jacques Attali ou d’une dynamique planétaire de la bienveillance, comme dirait Matthieu Ricard.
Quand le Congo aura compris que le sens de l’émergence, c’est la construction d’une société fertilisée par le suc de ces orientations essentielles, notre nation deviendra une véritable nation d’espoir pour l’Afrique et pour l’humanité. Nous le souhaitons vivement.