Par Kä Mana
Au rythme où va la dynamique de la vie politique dans notre pays, il est de plus en plus hautement probable que l’élection présidentielle prévue pour la fin de l’année 2011 aura lieu. Sur cette élection, les commentaires, les supputations et les réflexions vont bon train, en même temps que se déploient des stratégies multiples des candidats et des partis politiques qui veulent être en lice pour les échéances qui s’annoncent. Le paysage électoral s’encombre et se brouille avec de nouveaux partis qui surgissent, des alliances qui se préparent ou s’affûtent, des candidatures qui s’aiguisent et des discours qui enivrent les esprits dans un tintamarre où il est difficile de savoir quel est le poids réel des protagonistes, quelle est la crédibilité de leurs structures politiques, quel est le sérieux de leurs propositions ou quelle est la solidité de leurs ambitions et des espérances qui les portent.
On sent une sorte d’ébullition monter de plus en plus dans le débat public et dans les attaques hargneuses qui bouillonnent au cœur de l’arène politico-politicienne. Tout donne l’impression que le pays entre dans une période d’inquiétantes turbulences, dans une atmosphère d’orages impitoyables dont les populations subiront les affres sans qu’elles sachent réellement quel est le sens et quels sont les enjeux de cette élection présidentielle et de celles, législatives et locales, qui la suivront.
N’est-il pas temps, dans ce contexte, de chercher à savoir où nous voulons aller avec nos élections et ce que nous voulons vraiment faire de notre pays dans un processus électoral qui gagnerait à être bien pensé face aux vrais défis de notre avenir, au lieu d’être orchestré comme il l’est maintenant, dans une agitation sans repères clairs et dans de cinglantes diatribes sans valeurs directrices communautairement partagées ?
Des tendances qui donnent à réfléchir
Si je m’en tiens à ce qui se dit et s’écrit sur notre processus électoral de 2011 en RDC, je distingue trois grandes tendances qui se chevauchent et s’affrontent actuellement dans de secousses et de tremblements de verbe dont la magnitude s’élèvera au fur et à mesure qu’approchera l’heure des élections. Surtout le moment de l’élection présidentielle qui semble accaparer toutes les attentions, comme si elle était la seule clé de notre destinée et l’unique nœud à dénouer pour libérer notre avenir.
D’un coté, j’entends siffler le train d’un discours idyllique qui exige des élections libres, transparentes, honnêtes, justes et crédibles. S’irise dans ce discours une sorte d’angélisme qui compte sur les bailleurs de fonds internationaux pour contraindre ou aider la RDC à organiser des élections fiables, dont les résultats ne puissent être contestés par personne. A travers des tournées de leaders congolais dans le monde occidental comme dans l’étincèlement des vœux pieux formulés par toutes les bonnes âmes qui aiment le Congo partout dans le monde, on espère que ceux qui paient, en espèces sonnantes et trébuchantes, pour que les élections aient lieu chez nous pourront s’investir dans l’organisation des conditions favorables à la réussite d’un processus électoral qu’ils ont eux-mêmes désiré. Cette attente se fonde sur le fait que certains pays africains ont organisé des élections fiables grâce à l’aide de la communauté internationale, grâce à la sollicitude des bailleurs de fonds et grâce à une pression ininterrompue qui a épargné aux populations les troubles habituels d’une Afrique dont beaucoup de chefs sont réfractaires à l’expression d’une démocratie qu’ils ne peuvent pas contrôler ni soumettre à leur volonté de se perpétuer au pouvoir. On espère même, au cas où le processus électoral ne serait pas conforme à l’expression démocratique du peuple, compter sur les forces militaires des Nations Unies, des USA ou des pays européens afin qu’elles interviennent et fassent respecter la vérité des urnes.
En face de cette tendance qui cherche des conditions idylliques pour l’organisation des élections se tiennent les pessimistes de tous bords, avec leurs tonitruants discours qui émergent des abîmes des peurs et des terreurs déjà endurées par l’Afrique à plusieurs occasions. Ces pessimistes torrides semblent savoir a priori qu’il est inutile d’attendre une élection crédible en RDC aujourd’hui. Ils affirment que les dés sont pipés et qu’une gigantesque farce va se déployer dont les résultats seront contestés dans un processus postélectoral calamiteux, selon un scénario bien connu sous les tropiques. A leurs yeux, les élections ne garantiront aucune légitimité à des « vainqueurs » qui avaient d’emblée faussé le jeu électoral en en changeant les règles de deux tours de scrutin en un scrutin à un seul tour. Des vainqueurs qui ont confié l’organisation de ce scrutin unique à une instance visiblement partiale, à des hommes aptes à manipuler les listes électorales et à orchestrer ainsi les fraudes au vu et au su de tous. Dans un contexte où la dévolution du pouvoir politique en Afrique a toujours dépendu des « faiseurs de rois » étrangers, qui n’ont que faire de la volonté du peuple, on voit mal, disent les pessimistes, comment il serait possible qu’une élection puisse s’organiser sans que le vainqueur soit déjà désigné par les vrais lieux mondiaux de décision. On ne doit s’attendre qu’à voir la manipulation électorale s’accoupler avec le mensonge politicien et avec les forces de l’ombre pour imposer d’en haut le règne du statu quo et de la continuité, même si l’intention fondamentale du peuple serait de vouloir ardemment le changement et de souhaiter abondamment une ère nouvelle de renaissance démocratique pour la nation et de rayonnement d’un espoir nouveau pour construire le futur.
Entre cette tendance pessimiste, qui ne voit partout que de mauvais augures, et la tendance idyllique qu’elle conteste et contredit sur le sens des élections en RDC, s’exhibe le discours officiel du pouvoir en place. Un discours dont les lames de fond consistent à affirmer que tout est fait pour éviter au pays un désastre postélectoral, pour garantir aux partis politiques les conditions les plus fiables d’organisation de leurs campagnes électorales, pour permettre au peuple la juste expression de sa volonté et pour donner à toute la nation l’opportunité de faire le choix le plus judicieux de ses dirigeants. Dans cette perspective, il y a mauvaise foi à chercher par des moyens, visibles ou obscurs, à ameuter la communauté internationale sur les conditions de réussite des élections au Congo, comme si c’est cette communauté qui devait décider à la place des Congolaises et des Congolais. A en croire un tel discours, la maturité de nos populations et leur capacité de juger les programmes qui leur sont proposés sont le socle le plus solide pour réussir les élections. Ce sont ces populations qu’il faut convaincre et c’est à elles qu’appartient la décision politique souveraine. Le pouvoir en place se dit prêt à tout faire pour que tout se passe le mieux possible, sans trop de dérapages ni trop de dérives qui décrédibiliseraient les élections au Congo. Son discours n’est ni idyllique ni pessimiste. Il se veut à la fois réaliste et volontariste, ni plus ni moins. Il s’adresse au sens de la responsabilité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes, pour éviter à la RDC le syndrome ivoirien et garantir la paix et la sécurité à un pays qui a connu toutes les affres des agressions extérieures, toutes les folies des guerres internes, toutes les lubies fantasques des dictatures implacables et tous les troubles sociaux dont la férocité est partout visible à l’est de notre territoire. En filigrane de cette vision que le pouvoir en place donne des perspectives électorales dans le pays, il n’y a pas de doute que ce qui est attendu comme résultat est de convaincre le peuple à donner du temps aux dirigeants actuels pour qu’ils puissent continuer, solidifier, consolider et déployer dans toutes leur splendeurs leur politique des cinq chantiers. Nous sommes devant une parole huilée pour les élections et nous devons l’entendre comme telle, dans tous ses rythmes ardents et cajoleurs de parole de propagande électorale.
S’ouvrir aux exigences de profondeur
Lorsque je réfléchis à ces trois tendances qui dominent et balisent le champ du discours sur les élections au Congo, je suis frappé de voir à quel point, à force d’être répétées et clamées sur la place publique, ces tendances risquent d’escamoter les enjeux de fond de toute élection dans une nation démocratique. Elles risquent d’esquiver les questions essentielles sur le sens même du processus électoral dans un pays comme le nôtre, confronté à de gigantesques défis de sa reconstruction au bout de cinq décennies d’une indépendance chaotique et d’une autodétermination manquée. J’ai le sentiment que nous sommes en train de couvrir d’un manteau d’indifférence certaines interrogations qui devraient surgir dans l’esprit de toute Congolaise et de tout Congolais désireux de ne pas subir les élections comme une fatalité politico-politicienne imposée par le système international dans des rituels pseudo démocratiques ou par le système du pouvoir en place dans une stratégie d’amuser la galerie occidentale friande de démocratie, même purement verbale, et du pluralisme électoral, même sans aucun enracinement dans les institutions et dans les mentalités.
Pour des citoyens et des citoyennes décidés à penser et à vivre les élections comme une exigence politique de fond et comme une responsabilité radicale face aux impératifs du présent et aux enjeux du futur, une chose saute aux yeux, en effet : l’absence, au sein de nos milieux politiques, d’une pensée solide. Une pensée qui aiderait le peuple congolais dans son ensemble à répondre aux questions suivantes : « Pourquoi allons-nous aux élections dans notre pays ? Dans quel but est-il nécessaire de se mobiliser pour élire le président de la République, pour nous doter d’une assemblée et des institutions locales censées être démocratiques et traduire véritablement la volonté populaire ? Quelle est notre intention réelle en tant que peuple et quelle est notre ambition ultime comme nation responsable de sa vie politique au moment où nous nous lançons dans une nouvelle élection, après celle de 2006 dont nous n’avons d’ailleurs pas encore soldé les comptes en termes de promesses faites et de réalisations concrètes visibles ?
Posez ces questions à votre entourage et vous verrez, comme moi, qu’elles ne préoccupent pas en profondeur la scène de la vie citoyenne et de l’engagement politique en RDC aujourd’hui. Du moins pas de manière visible et convaincante. Vous verrez qu’un certain esprit, une certaine vision, une certaine conception se sont déjà imposés dans les mentalités. Une philosophie globale où l’élection est perçue soit comme un folklore politicien, essentiellement superficiel, soit comme un processus qui va de soi sans qu’on doive en interroger les fondements, soit comme un mimétisme politique sans fondation dans une certaine vision congolaise du destin du Congo, soit comme une exigence des bailleurs de fonds qui conditionnent leur appui aux pays pauvres à un certain vernis démocratique. Un vernis qui peut rendre acceptables des politiques dont on sait par ailleurs qu’elles n’ont de démocratique qu’une certaine phraséologie creuse et un verbiage dénué de tout sens, souvent.
Ainsi perçu, le processus électoral devient un jeu pour la classe dirigeante qui l’organise sans conviction, dans le seul but de le gagner, « par tous les moyens nécessaires », d’ailleurs. Il devient un vrai bluff social, qui se donne toutes les allures de réalité politique visiblement compétitive et organisée tant bien que mal : il a tous les dehors d’une élection, mais ce n’est pas une élection, un peu comme cette boisson célèbre dont la publicité dit qu’elle a l’air de l’alcool, « mais ce n’est pas de l’alcool. » Ce qui compte dans une telle élection, c’est de donner le change en inventant des mécanismes du faux-semblant. Mécanismes que l’on sert à une communauté internationale qui n’est pourtant pas dupe mais qui s’en contente dans la mesure où ses intérêts vitaux ne sont pas remis en question ni menacés par des « négreries » électorales sous les tropiques.
A l’intérieur même de notre nation, l’opposition politique qui va aux élections semble connaître bel et bien le caractère spécieux de nos processus électoraux dans beaucoup de pays africains. Le jeu du faux-semblant dans lequel elle plonge, elle en connaît les mécanismes. Notamment : la théâtralisation du discours et des attitudes préélectorales pour faire croire qu’il y a élections ; les manipulations, les tripotages, les tripatouillages et les truquages du scrutin pour conserver les rênes du pouvoir ; l’annonce solennelle de la victoire des dirigeants en place ; les contestations bruyantes des résultats par les opposants ; les tensions sociales et les manifestations postélectorales violentes ; les répressions des manifestations par les forces de l’ordre ou le recours aux concertations avec les leaders opposants pour une nouvelle distribution des cartes, au nom de la réconciliation nationale, de la paix et des intérêts supérieurs de la nation. Les leaders qui n’entrent pas dans le processus nouveau proposé par les vainqueurs sont marginalisés. Ils sont réduits au statut de chiens qui aboient quand la caravane passe. C’est ainsi que « ça se passe en Afrique » et le scénario ne serait pas étonnant au pays du fleuve Congo, pourrions-nous dire, si nous nous fions à la portion congrue que la réflexion de fond sur les vrais enjeux des élections a publiquement dans notre pays.
Les forces intellectuelles dans notre nation connaissent aussi ce scénario. Elles sont habituées à le critiquer et à prêcher dans le désert pour en briser les ressorts. Faute de moyens d’action qui en renversent réellement la vapeur, elles sombrent souvent dans l’impuissance face à l’inéluctable qu’elles voient pourtant venir. C’est face à cette impuissance que certains intellectuels décident, en toute conscience, de s’allier avec le vainqueur et de trouver une place dans le système. Au fond, ils considèrent qu’il vaut mieux « se changer soi-même que de vouloir changer l’ordre du monde », selon une maxime philosophique bien connue. Ceux qui veulent continuer à vouloir changer le système se condamnent au destin de mort politique dans un ordre global impitoyable.
Je constate que les communautés de foi sont elles aussi conscientes que le processus électoral est conditionné par cette philosophie où tout le monde sait ce qui se passe et l’observe dans l’impuissance, même si l’Eglise a décidé d’y opposer une parole de responsabilisation et de conscientisation sensible aux impératifs éthiques. Elle donne ainsi au peuple une haute idée de l’acte électoral sans pourtant savoir peser sur la mentalité même qui a dévoyé l’idée des élections dans notre pays, comme partout en Afrique, globalement parlant. Les analyses souvent solides des évêques de la RDC et les prises de position souvent courageuses de leur Conférence, quand elle prend solennellement position, font montre d’une lucidité puissante. Mais les houles de leur contestation n’arrivent toujours pas à détruire les murailles des citadelles de nos systèmes électoraux africains.
J’ai le sentiment que la politique elle-même, dans l’idée que s’en font les citoyens et les citoyennes, n’est pas objet d’une crédibilité profonde dont le processus électoral pourrait bénéficier et qui pourrait rayonner pour créer une conscience électorale capable de faire comprendre à tous et à toutes que l’élection est une chose trop sérieuse pour être laissée aux politiciens. Un enjeu où se décide notre destin à tous et où se forge l’avenir de nos enfants. Le peuple congolais connait les règles du jeu politique, il s’y est accoutumé, pour ainsi dire, et il s’en accommode tant bien que mal, laissant aux experts et aux ténors de la politique le soin d’occuper la scène du théâtre où s’exhibent des luttes qui ne changent rien de fondamental dans les conditions de vie des populations, malgré les promesses souvent solennisées dans des enthousiasmes populaires et les propagandes ardentes. Face à la misère et à la pauvreté, face au déficit d’infrastructures et à la détérioration des systèmes d’éducation et de santé, face au manque d’horizons d’avenir clair pour les générations montantes et à l’effondrement de l’espérance dans la jeunesse, on ne peut pas continuer à « jouer » les élections dans le charivari des discours électoraux et s’habituer en tant que peuple à subir une vision pathologique du processus électoral ?
Tant que la philosophie globale des élections sera chez nous celle qui continue à se déployer loin des enjeux vitaux des populations ici et maintenant, nous ne réussirons jamais un processus électoral crédible. En fait, le vrai problème du processus électoral au Congo réside dans cette philosophie globale contre laquelle il faut s’inscrire en faux et s’insurger de toutes les forces de nos consciences citoyennes. La priorité n’est pas de savoir si l’on doit voter ou pas. La priorité est de savoir pourquoi on doit voter et quelle personne on doit élire pour qu’elle réponde aux impératifs du pourquoi de notre vote : impératifs qui sont aujourd’hui ceux des souffrances du pays et ceux du désespoir de nos esprits. Sans une réponse claire à cette priorité, au niveau individuel comme à l’échelle collective, on s’expose à des illusions sans fin et à des désenchantements postélectoraux qui déresponsabiliseront toujours les citoyens et émasculeront irrémédiablement leurs énergies d’engagement et de créativité politique.
Sortir du cycle des politiques de violence
Il y a plus. Si nous réfléchissons sur les enjeux vitaux de notre vie et que nous pensons les élections en fonction de ces enjeux, une question devrait être constamment dans nos esprits : « Pourquoi les élections se déroulent-elles sous le mode de compétition féroce, d’anomie implacable, de choix partisans, de combat de gladiateurs où le vainqueur doit tuer le vaincu et de division sans merci entre des partis politiques en guerre ouverte pour la domination de la mangeoire nationale ? »
J’imagine que vous pensez, comme tous les réalistes et les pragmatiques du monde, que la politique est ainsi et qu’il n’y a rien à faire pour changer les choses. J’imagine que vous croyez que son essence est un champ de batailles, sous une forme ou une autre, qu’il est de la responsabilité du vainqueur d’imposer son système avec les siens, de s’accaparer de la mangeoire et d’assurer sa pérennité au pouvoir par un système de violence sécuritaire et de sa chape de plomb sans faille.
J’imagine cela, mais je sais qu’au fond de vous-même gronde un volcan d’indignation et de révolte face à tous les systèmes qui écrasent les valeurs de liberté, de justice, de dignité et de vérité. Je sais que vous réprouvez les manipulations électorales, les truquages de scrutin, les violences qui légitiment les fraudes. Ce qui, en vous, s’indigne, se révolte, se met colère et crie contre ces fléaux, c’est l’humain, l’authenticité profonde de l’humain. Une certaine voix de votre conscience et des profondeurs de votre personnalité. Elle affirme que l’Homme et la société ne peuvent pas se passer d’idéal, de valeurs, de rêves, d’utopies et d’espérances. Elle affirme qu’un monde différent de celui où l’élection est perçue sous la férule du mensonge, de la violence et de la loi du plus fort est possible. Il ne s’agit pas ici d’angélisme ni d’une volonté de hisser l’Homme au-dessus de ce qu’il est vraiment. Il s’agit plutôt de juger l’Homme à la mesure de sa propre authenticité humaine que nous ressentons tous et toutes face à l’inacceptable, face à l’intolérable. Il s’agit de savoir que l’Homme transcende l’Homme et qu’il ne peut pas se réduire au poids du mal en lui. Il s’agit de savoir que la force de l’espérance, c’est de croire, d’avoir foi en la possibilité de dépasser le mal et de le vaincre, pour que triomphe le bien dans les relations entre les personnes, entre les groupes humains, entre les peuples, entre les pays, entre les continents, entre les civilisations.
Le problème avec les élections dans notre pays, c’est qu’elles ne sont pas pensées à cette hauteur de la vérité et de l’authenticité humaines, dans l’exigence de « partir de l’Homme » pour construire une nouvelle société, comme l’avait clamé le pape Jean-Paul II dans son célèbre discours à l’UNESCO, à l’aube de la décennie 1980. Nos élections s’intègrent plutôt dans une philosophie sociale qui considère comme normaux la violence politique, les manipulations des consciences, la vision dictatoriale du pouvoir, le bluff démocratique et la dictature du statut quo. Même quand il nous arrive de nous indigner et de nous révolter, comme cela est arrivé à certains moments cruciaux de notre histoire, nos indignations et nos révoltes ne réussissent pas à créer une énergie de résilience nécessaire pour changer les choses de l’intérieur, grâce à notre foi en nous-mêmes et à nos capacités d’inventer du nouveau, du radicalement nouveau dans la vision de la politique et dans l’exercice du pouvoir. Les changements viennent alors souvent de l’extérieur, de manière catastrophique, par des interventions politico-machiavéliques, par des violences prédatrices ou par des guerres d’agression.
Tant que nous n’aurons pas situé le problème de nos élections à ce niveau le plus haut d’intelligence de notre destinée, nous resterons dans le jeu dérisoire des élections sans enjeux de fond, sans perspective de transformation radicale de notre vie grâce aux forces de notre volonté de liberté et de notre passion pour le développement de notre pays.
Il faut que s’ouvre l’horizon d’une politique fondamentale
Regardons donc nos élections du point de vue de leurs enjeux de fond, et non sous l’angle du jeu politico-politicien qui domine le contexte actuel de la préparation de l’échéance de novembre prochain.
Je veux dire qu’il est impératif de lancer une véritable éducation à la démocratie comme une dynamique qui s’enracine dans les profondeurs de l’humain et qui refuse que l’humain soit étouffé et tué par le jeu politico-politicien qui n’arrivera jamais à résoudre les vrais problèmes de notre nation. Une telle dynamique démocratique est avant tout la prise de conscience, par chaque Congolaise et chaque Congolais, du pouvoir politique de profondeur qu’il y a en son cœur, en son esprit, en sa conscience, en son imagination, bref, dans tout son être. Il s’agit d’un pouvoir de foi en soi et dans les potentialités des citoyens à changer le pays non pas par une délégation de leur énergie de créativité à un homme providentiel hissé au sommet de la pyramide politique ou à un système de représentation au sein du parlement national ou des assemblées locales, mais par l’usage de leur volonté et de leurs forces d’organisation pour résoudre les problèmes au niveau où ils se posent le plus cruellement. C’est-à-dire dans le lieu concret où chaque personne vit, là où elle peut se lier à d’autres personnes pour que l’instance communautaire que l’on crée ainsi devienne une instance d’intelligence, de connaissance, de science, de solidarité inventive et de production des solutions vitales aux problèmes vitaux. Une telle foi conduit donc à créer des communautés d’amour en action, c’est-à-dire des capacités pour un vivre-ensemble créatif et pour un agir-ensemble de transformation sociale en profondeur. Ce sont de telles communautés qui sont des instances politiques décisives pour un pays, des énergies de démocratie de quartier, de village, de ville ou de région. Une base d’où doivent partir des idées et des initiatives que ceux qui sont choisis au bout du processus électoral représenteront à l’échelle de toute la nation, au sénat, au parlement ou à la tête de l’Etat. Avec une telle perspective d’une démocratie qui jaillit des profondeurs de l’action créatrice des populations, on libère des vraies énergies d’espérance pour tout le pays. On investit ces espérances chez des personnalités capables d’en porter la responsabilité. Si on va aux élections, ce n’est pas pour répondre aux appels qui viennent d’en haut et aux discours des politiciens qui veulent défendre leurs intérêts individuels et se servir du peuple pour leur carrière dans la mangeoire nationale. On y va pour que le souffle de la démocratie à la base, de la politique de la créativité à la base trouve son expression dans les sphères dirigeantes. On n’élit pas des femmes et des hommes descendus du ciel du pouvoir qui trône dans une majesté de puissance infinie à Kinshasa, on enfante plutôt des hommes et des femmes jaillis des entrailles d’une population organisée pour changer son destin.
Dans une telle vision des élections, la conception guerrière que nous avons du processus électoral n’a aucun sens. Encore moins ce spectacle pitoyable de plus de 400 partis politiques qui se disputent les suffrages des citoyens et des citoyennes au lieu de conjoindre leurs efforts créateurs dans une volonté commune de libérer le génie congolais dans toutes ses énergies pour vaincre la misère, vaincre la pauvreté, vaincre le désespoir et construire le Congo du développement durable et du rayonnement mondial d’une démocratie exemplaire au cœur de l’Afrique. Unir les forces au lieu de les disperser dans des batailles absurdes, conjuguer les puissances créatives d’un peuple au lieu de les dilapider dans des conflits et des antagonismes insensés, c’est cela l’essentiel à viser. On sortirait ainsi de cette philosophie politique de la force brute et de bataille de gladiateurs pour baliser le champ et dégager l’horizon d’une philosophie politique de confiance en l’humanité de l’Homme et en la capacité des humains à bâtir ensemble une civilisation de l’amour, comme aurait dit le pape Jean-Paul II.
Conclusion
Pour réussir les élections au Congo, on comprend qu’il ne suffira pas seulement de veiller aux mécanismes politico-politiciens sous la supervision d’une commission électorale indépendante ou de donner à notre multitude de partis politiques l’opportunité d’entrer dans l’arène de nos scrutins présidentiel, législatif ou local en une bataille sauvage et un combat sans merci. Il faut plus. Beaucoup plus : changer notre vision des élections et bâtir une démocratie communautaire dont la respiration de fond et le souffle de vie soient la mobilisation du génie créateur des populations congolaises dans un projet fondamental de faire de notre pays le modèle d’une nouvelle politique de l’humain.
C’est là le vrai pari de l’avenir, le vrai défi d’un Congo à la hauteur de son véritable potentiel de démocratie et de développement.
Ce Congo-là, nous devons encore l’inventer dans notre imaginaire, dans nos pratiques sociopolitiques et dans les institutions dont nous devons nous doter pour organiser et réussir de vraies élections sur notre territoire.
Kä Mana
Professeur à l’Université Evangélique du Cameroun